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Causerie. Lyon, 3 mars I896.

M. Félix Faure poursuit son voyage dans le Midi après avoir été accueilli par Lyon avec l'enthousiasme réfléchi qui caractérise nos populations. Leur accueil est peut-être moins exubérant, moins en dehors, moins poudre aux yeux que celui des Provençaux grisés de soleil, mais je ne sais pas si il ne dénote point plus de fond et de sérieux.

Quoiqu'il en soit le Président rapporte Assurément de Lyon une impression heureuse. D'ailleurs la réciproque est vraie. M. Félix Faure a plu, cela n'est pas douteux. Il a bien l'aspect d'un chef d'Etat républicain, correct et ayant conscience de sa haute dignité, mais en même temps affable, souriant et simple. Il est de bonne mine, de bonne humeur, et aussi, ce qui n'importe pas moins, de bon estomac...

Car enfin, le métier de président de la République en déplacement exige pour le moins autant de dons physiques que de qualités intellectuelles. Sa résistance à la fatigue doit égaler son tact dans les harangues. Et quand le soir il revêt sa chemise de nuit comme un simple mortel, il a bien gagné sa journée.

Celle de M. Félix Faure, dimanche dernier, a eu de quoi effrayer les plus solides. De sept heures du matin à minuit, le programme impitoyable ne lui a pas laissé un instant.de repos. Visite aux hôpitaux, aux casernes, aux Facultés, revue, réceptions, banquets, discours, il a vidé sans prendre haleine tout le calice des joies officielles. Après quoi, au lien de se coucher comme vous et moi, il a pris le train pour recommencer le lendemain cette vie de délices. Et pendant huit jours il en a été de même...

Je comprends-pourquoi M. Grévy répugnait à ces voyages d'agrément. Il n'aimait guère, M. Grévy, grever son budget ! Et puis de telles corvées eussent abrégé ses jours. Aussi, se bornait-il, pour tout déplacement, à sa paisible villégiature de Mont-sous-Vaudrey, entre son billard et sa garenne.

Ses successeurs, avec raison, n'ont pas voulu esquiver ce devoir essentiel de leur charge. Leur popularité y gagne et la République en tire également bénéfice. Malgré les critiques de certains esprits chagrins qui découvrent là une sorte de vestige des temps monarchiques, il n'est pas douteux que ce pays aime à voir son chef, à l'approcher, à lui dire ses espérances et ses voeux. Le Président personnifie la Constitution, la constitution gouvernementale, comme dit la fameuse chanson du Chat-Noir, dont on riait si fort avant la fin tragique de Carnot. Mais en dépit de la blague, des chansons et des articles de journaux, la France continue à acclamer son élu suprême.

Demandez d'ailleurs ce que pensent de ces fêtes tous les commerçants des villes traversées par le voyage présidentiel. C'est peut-être la seule occasion où la politique favorise directement et sûrement leurs intérêts. Les doctrinaires à principes ont beau négliger avec dédain ce côté matériel, il a son importance, car, comme dit l'autre, quand le commerce va tout va...

Du commerce à la douane la transition est facile. J'en profite, pour vous narrer un incident bien extraordinaire que la Vie Contemporaine racontait dans un de ses derniers numéros, sous la signature de M. H. de Rothschild, - s'il vous-plaît !

Il y a quelques années déjà, M. Maspéro, le savant égyptologue, revenait d'Egypte avec une momie, et une momie distinguée, celle du roi Sésostris ; A la douane il dut ouvrir la caisse contenant l'objet. Embarras des agents devant cette marchandise à laquelle il fallait bien pourtant faire payer l'entrée. Comment taxer cet étrange produit inconnu an tarif ? Ce fut un vif émoi dans toute l’administration. On tint conseil et on décida d'assimiler la chose à la marchandise lui ressemblant le plus, c'est-à-dire... la mordue sèche !

Sésostris fut donc pesé et M. Maspéro déboursa 4 fr. 75 pour 24 kilos 450 de morue sèche. Et désormais il en est ainsi à la douane : le précédent Maspéro ayant fait autorité. Mais on avouera que l'administration est parfois bien irrévérencieuse. Une momie royale, celle d'un Sésostris taxée comme une vulgaire queue de morue ! Quelle déchéance pour un Pharaon !

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